Our godlike ascension ✘ feat. La Divine.

- I can't help falling into a trance
Losing my senses I know.

C'était assez rare qu'ils servent des fruits chiants à bouffer à la cantine, mais cela arrivaient parfois. Considération sans intérêt; Jerrica se demandait si c'était parce que la direction pensait les adolescents trop cons pour savoir ouvrir un fruit de la passion ou sic c'était trop cher pour le manager. Dans tout les cas, elle avait récupéré une belle grenade bien juteuse aux arilles d'un rouge vif. Elle aimait les fruits, tout particulièrement ceux qui avaient un goût particulier, ou qui étaient difficiles à manger; allez comprendre pourquoi. Elle la mangerait tranquillement sur le chemin du retour, solitaire, après le cours d'anglais. Le dernier de la journée.

Cette même journée qui avait été comme toute les autre, morne et creuse. L'adolescente avait passé les heures sans vraiment les voir, prenant sa pause entre midi et deux seule dans son coin à lire ce qu'elle avait emprunté à la bibliothèque; les Fleurs du Mal, de Charles Baudelaire. Assise sur son bout d’escalier sans rien demander à personne, la brune s'était délecté de la prose élégante et morbide du poète français, entre dépression et hallucination. Franciscae Meae Laudes, la mort des amants, le Léthée... après dix sept heures, elle s'en était retourné aux sombres poèmes, sur les mêmes marches du même, escaliers.

Ainsi je voudrais, une nuit, comme un lâche, ramper sans bruit, et faire à ton flanc étonné une blessure large et creuse; elle plissa les yeux: promesse de souffrance d'une courtoisie admirable. Seule dans son coin, sa lecture acheva de la faire passer pour une gothique dépressive qui ne lisait que des trucs démodés. Mais elle s'en fichait; elle s'en ficha même lorsqu'un élève passant à côté d'elle frappa dans le livre pour lui ôter des mains, l'ouvrage roulant dans les escaliers tandis que le jeune homme les dévala en riant bêtement. Jerrica n'eut aucune réaction apparente, se levant après un instant pour ramasser son livre et le ranger dans son sac.

Elle se fit siffler par le même garçon, un des quaterback de l'équipe de foot; les clichés ont visiblement la vie dure, même dans la vraie vie. Elle l'ignora sciemment, se dirigeant d'un pas lent vers son casier qu'elle ouvrit alors qu'il vint à elle. Jerrica le fixa sans rien dire, jouant distraitement avec la zipette de son sweat noir dont l'imprimé représentait une cage thoracique de squelette. Elle portait un jeans slim rentré dans une paires de lourdes bottes paramilitaires aux lacets mal noués.

"Hey Favorite, tu veux voir ma bite?"

"Tu fais dans la rime, Timmy?", lui demanda-t-elle sur un ton égal.

L'adolescent de grande taille et aux épaules carrées eut un rire conquérant, et Jerrica referma son casier pour quitter le hall, sortant son étui à lunettes pour les tirer de ce dernier et les mettre sur son nez; elle avait les yeux un peu fatigués, ces derniers temps; Timmy revint à la charge, marchant derrière elle. Elle chercha à l'ignorer, l'air neutre.

"Tu veux pas retirer tes lunettes pour me sucer?"

"Beep-beep."

"Hein?"

"Beep-beep, qu'elles font", dit la jeune fille en se retournant, marchant à reculon, poussant ses lunettes sur son nez, "ce ne sont pas des lunettes comme les autres, elles me permettent de détecter les blaireaux. Beep-beep."

Le blond manqua de criser, gonflant les joues sous la colère; Jerrica eut un rire profond, méchant, venant de la gorge. Elle était soft, là. Remettant la seconde bretelles de son sac plein de badge sur le dos, la brune se préparait à courir: elle avait bien trop envie de diffuser son venin, tout d'un coup.

"Et pour ta petite bite, ta copine m'en parlait encore hier soir quand je lui bouffais la chatte."

Comme elle l'avait prévu, Timmy explosa: elle put le prédire au grotesque de son visage de poupon mal dégrossi, décomposé par la rage; elle sut alors d'instinct ce qu'elle avait à faire, tournant les talons pour se mettre à courir vers la sortie, bousculant au passage quelque élève dont la petite princesse du lycée, la blonde Ludivine; pas le temps de s'excuser. Après quelques foulées, prise d'un rire nerveux, Jerrica jeta un rapide coup d'oeil en arrière: Timmy était suivi de ses potes. Ils allaient la défoncer, pour sûr.

Mais la brune n'avait pas peur, au contraire: il y avait en elle une excitation malsaine à tromper la crainte de cette étrange manière. Elle passa le parking, les types sur ses talons, et sauta contre la clôture qui cerclait ce dernier; mais elle avait été trop lente et déjà les garçons bien plus sportifs qu’elle la rattrapèrent, la saisissant par les pieds et le fond du pantalon avec la ferme intention de lui faire passer un sale quart d'heure.

Le premier coup de poing lui coupa le souffle, dans le ventre. Un goût de sang dans la bouche, vague et métallique. Elle se mit à rire sans raison apparente: allez-y, frappez. Frappez de toute vos forces! Un second coup au visage pour tenter de la faire taire, mais son rire redoubla. Elle les détestait; tout autant qu'ils étaient: elle haïssait le monde entier et se fichait de la souffrance. Qu'ils lui casse donc tout les os. Elle n'en mourrait pas.

Ils se saisirent finalement d'elle après avoir jeté son sac aux ordures, s’apprêtant à la jeter dans la benne pour lui faire subir le même sort qu'à ses affaires. Ses lunettes avaient glissé au sol quand ils lui avaient collé sa première beigne, lui cassant un verre et lui tordant une branche.

Du sang coulait de son nez; qu'ils le fassent: elle se vengerait bientôt; et ce serait bien pire...

- My fear is fading I can't speak it
Or else you will dig my grave.

Jerrica n'attendait pas d'intervention; elle savait bien que les gens n'avaient pas la fermeté d'esprit -surtout à cet âge- pour défendre les autres; et que tout le monde se fichait bien de ce qui allait lui arriver. Elle y compris. Ses lunettes au verre brisé et à la branche tordue trainaient sur le sol dans quelques bris de verre; du sang coulait sur son sweat, goutant le long de son menton.

Elle ne s'en souciait pas. Quand ils auraient fini, elle serait tranquille pour ramasser ses affaires et partir chez elle. Elle savait bien qu'ils ne lui feraient pas tant de mal que ça. Quelques coups, une humiliation relative; elle par contre leur ferait bien plus de mal: sur la longueur, en prenant son temps pour apprécier sa vengeance.

La jeune fille préféra les laisser faire en se montrant docile, presque absente. Mais lorsqu'elle vit la coqueluche du lycée venir à grand pas comme pour tenter de la défendre, la brune ne put que réprimer un sourire moqueur, découvrant ses incisives trempées de sang, tenue par les bras par Timmy qui eut tôt fait de la laisser choir au sol comme une poupée de chiffon; elle avait mal à un genoux: rien de spécial.

La conversation ne l’intéressa pas, pas même lorsqu'elle parlât d'elle. Jerrica se contenta de s’essuyer le nez avec la manche de son pull, l'air absente. Elle laissa tout ce petit monde se débrouiller entre eux en se dirigeant vers la benne pour y récupérer son sac, haussée sur la pointe des pieds.

Que les types décampent ou pas ne lui fit ni chaud ni froid et lorsque la blonde s'adressa à elle, Jerrica n'eut pas de réaction notable, regardant le mouchoir blanc. La considérant un instant en silence, la fixant avec attention, elle prit le mouchoir et essuya les traces de sang qui avaient élu domicile entre sa bouche et son nez, contre son menton, un peu contre sa gorge en se regardant dans un rétroviseur durant l'opération en tournant le dos à Ludivine.

"Je ne suis pas sans défense, j'ai juste pas envie d'en planter un et de gâcher ma vie pour ces cons", argua-t-telle, la voix froide.

Elle se retourna, fourrant le mouchoir dans la poche ventrale de son sweat.

"Je te le rendrai propre", elle tourna la tête vers le pick-up de Timmy, non loin, "on fait le chemin ensemble? Je reviens."

La brune fouilla dans son sac en se dirigeant vers la voiture de son tortionnaire, sortant un cran d'arrêt pour le planter dans hésitation dans les quatre pneus, l'un après l'autre, vérifiant que la caméra de surveillance regardait ailleurs; simple comme bonjour, efficace et franchement tordu. Les pneus se dégonflèrent rapidement tandis qu'elle revint vers Ludivine, mettant son sac sur son dos et ses mains dans la poche de son sweat.

"On y va?", demanda-t-elle avec un sourire horriblement torve.

- In a fragile rest.

Jerrica entendait Ludivine sans chercher à l'écouter; les filles comme ça elle les connaissait un peu: elles parlaient pour s’écouter, ou se faire entendre; pas vraiment pour communiquer; déjà la brune tourna les talons pour prendre naturellement le chemin du retour, sans chercher à se faire suivre. Elle avait jadis été une collégienne populaire, une petite garce manipulatrice et avait gardé de cette courte période un sens naturel pour les intrigues. Ludivine n'avait pas le monopole. Elle sentait bien que leur discussion n’avait rien de naturel.

"C'est comme tu veux, je m'en fous", dit-elle simplement en haussant vaguement des épaules.

Se parler plus souvent? Parler pour ne rien dire n'était pas toujours contreproductif, elle devait bien l’avouer. Jerrica tourna un instant la tête pour fixer la blonde: peut-être y avait quelque chose à gagner à discuter avec Ludivine, en fin de compte: elle aviserait. Cette dernière lui faussa compagnie en lui disant qu'elle avait un truc à chercher, et la gothique la laissa partir sans se soucier de rien, se mettant à marcher sans chercher à l'attendre; si elle en avait pour deux minutes, elle la rattraperait. Sinon, tant pis: Ludivine n'était pas une grande perte.

"Fais", dit Jerrica en prenant la route, solitaire.

La brune profita de l'air frais du soir qui déjà tombait sur la banlieue, enfin seule. Elle aimait cette petite balade en solitaire, entre le jour et la nuit, les parterres des maisons avoisinantes couvertes d'un mince filet de neige. Elle regarda un instant son portable pour chercher une chanson en particulier et enfoncer ses écouteurs dans ses oreilles, renouant son écharpe épaisse autour de son cou pour cacher la moitié de son visage, collant ses mains dans les poches de son sweat. Courbée dans sa démarche, l'on aurait dit que l’adolescente portait le poids du monde sur son dos.

Elle ne compta pas le temps; derrière elle, Ludivine revint, son livre sous le bras: elle n'entendit pas un traitre mot de ce que lui dit la blonde, se contentant de hocher la tête d'une manière presque naturelle, comme si elle l'avait entendu. Ce n'était pas comme si cela semblait être intéressant ou vital. La voyant finalement continuer à parler, Jerrica retira ses écouteurs d'une main rouge du froid.

"Laisse tomber, j'ai pas écouté."

La brune haussa les épaules, éternellement maussade; son portable sonna un long moment mais elle ne prit pas la peine de répondre: surement son père pour lui demander si elle survivait sans lui -ce qu'elle faisait depuis bien sept ans- ou Molly, genre pour lui demander un truc; comme si sa mère n'était pas là, la semaine prochaine... elle haïssait les adultes; non: elle haïssait les gens.

"Je crois que t’habites pas trop loin de chez moi, nan? Vers le bout de la rue, j'ai vu ton père la dernière fois: une vraie tête de con. D'ailleurs il est pas dans la politique? Mon père dit le connaitre", demanda Jerrica sans vraiment d’intonation, se moquant d'insulter ouvertement le père de Ludivine, "tu veux qu'on squatte ensemble?"

Un fin sourire sous l'épais keffieh sombre relevait des intentions troubles tandis que la brune remettait ses mains dans ses poches.

- Downtown hub.

C'était chiant d'être obligée de rester avec une personne à laquelle on avait rien à dire; Jerrica haussa simplement un peu vaguement des épaules: les paroles de Ludivine étaient au moins aussi creuses que les siennes et elle avait bien compris que tout comme elle, la blonde se moquait un peu de leur discussion un rien forcée. Elles étaient bien trop différentes et Jerrica n'y mettait pas du sien mais Ludivine ne semblait pas non plus follement transportée. Alors pourquoi rentraient-elles ensembles?

Jerrica n'en savait rien; elle avait parfois, au contact de l'autre jeune fille, une impression perturbante et familière. En sa compagnie, même forcée, même ennuyeuse, la brune avait l'impression d'être en terrain connu et cela depuis le début, leur première rencontre; un simple croisement dans les couloirs. Il y avait des rumeurs -on parlait toujours, dans les lycées- comme quoi la blonde serait peut-être bisexuelle; mais ce n’était pas ça: Jerrica n'était attirée par personne, et ne l'avait jamais été. Elle se plaisait à croire, refoulant inconsciemment son intérêt pour Suzie Applegate, qu'elle ne le serait jamais.

Elle eut un soupir qui développa dans l'air un fin nuage blanc, différence de température. La discussion n'était pas naturelle; quelle discussion était naturelle? Parler de leurs pères respectifs n'était pas nécessairement le violon d’Ingres de l'une ou l'autre visiblement, mais Jerrica savait qu'au moins elle avait ces points communs: un père dans la politique et visiblement un espèce de drôle de désintérêt pour lui.

"J’en sais rien, mon père est sénateur."

Elle eut un sourire feint, faux, comme pour montrer à Ludivine qu'elle se fichait bien de leur conversation -tout comme elle- mais elle doutait qu'un assistant au maire et un sénateur se croisent. Peu importait, dans le fond et elle le fit bien sentir. Le père de Ludivine était peut-être un larbin, mais tout les politiciens le sont: des larbins et des menteurs aux promesses vides de sincérité.

Elle fixa un instant Ludivine en la regardant par en dessous suite à sa proposition et se contenta de hocher positivement du chef pour montrer son accord; laconique et direct, simple. Lorsque la blonde lui dit avoir faim, elle eut un fantôme de sourire froid.

"Ça a jamais été le Fouquet's en même temps..."

La brune se tut, car elle n'avait plus rien à dire. Marchant au côté de Ludivine, elle sortit son couteau à cran d'arrêt et joua un instant à sortir puis rentrer la lame plusieurs fois de suite avant de se rappeler qu'elle avait encore une grenade bien mûre qu'elle avait ramené de la dite cantine. Elle ramena sons ac sur son ventre et le fouilla pour en sortir le fruit, le coupant en deux en s’en mettant un peu sur les doigts; rien de grave. Jerrica peine quelques secondes puis offrit la moitié du fruit à Ludivine, sans rien dire.

Un nœud dans l'estomac; elle avait la sensation dérangeante d'un déjà-vu, d'avoir déjà accompli cette action un jour lointain, comme dans des souvenirs imprécis qui ne lui appartenaient pas. Sa main moite se crispa un peu sur le fruit, fixant la blonde dans les yeux sans vouloir la lâcher, malgré elle.

Jadis il suffit de six pépins de grenade, le fruit des Enfers, à Perséphone pour être être enchainée au royaume des Morts. Et, comme un rite des mystères d'Éleusis, mystères de Samothrace, Jerrica reproduisait bien inconsciemment le schéma de l'âme du dieu Gardien des âmes et de sa femme...

Six pépins pour la reine des Enfers.